samedi 23 juin 2012

Interview exclusive d'Alexandre Jollien


Alexandre Jollien est écrivain, philosophe, chroniqueur. Et handicapé. Étranglé à la naissance par son cordon ombilical, c'est un miraculé, mais il ne sortira pas indemne de ce périple. Handicapé, il brave les obstacles qui se dressent sur son chemin. Les écoles spécialisées s'imposent à lui mais elles sont loin de tarir la soif de connaissance qui sommeille en lui.
Passionné de philosophie, Alexandre Jollien poursuit des études en la matière à la faculté des lettres de l'Université de Fribourg en Suisse mais également au Trinity College à Dublin où il apprend le grec ancien. Il consacre dès lors sa vie à la philosophie et à l'écriture.
Alexandre Jollien a publié trois ouvrages, "Eloge de la faiblesse" (Editions du Cerf, 2000), "Le Métier d'homme" (Le Seuil, 2002), et plus récemment "La construction de soi" (Le Seuil, 2006)
Nous avons aimé son livre, "La construction de soi". Nous avons rencontré Alexandre Jollien.

Votre combat pour « la délivrance par l'esprit » s'enracine dans des handicaps qui auraient pu vous détruire : mais votre réussite n'est-elle pas exceptionnelle ?
Alexandre Jollien : Oui et non. Oui, car malheureusement, très peu de mes camarades d'enfance ont eu la chance de sortir du monde institutionnel et d'avoir une vie sociale en dehors du cadre spécialisé. En outre, à l'heure actuelle, il est difficile de trouver une place dans la société lorsqu'on n'obéit pas à une norme. Cependant, je ne voudrais pas servir d'exemple ou mieux, si mon histoire doit être un exemple, c'est par les élans de solidarité qui ont pu s'épanouir tout au long de ma vie.
Je suis opposé à l'idée du self made man, je pense que l'homme est essentiellement incomplet s'il n'entre pas en relation avec les autres. Aristote disait que nous sommes des animaux politiques (de polis, la cité), en ce sens que nous construisons notre bonheur au sein d'une société. La relation à l'autre nous constitue donc profondément. Nos faiblesses peuvent révéler, entre autre, la richesse de l'autre et la puissance de l'amitié qui est, comme le dit Aristote, le sel de la vie.
Votre cheminement vers la découverte de soi se fait sans vous appesantir sur votre différence : mais peut-on vous comprendre sans chercher à vous saisir dans cette différence ?
A. J. : Oui car ma singularité, à savoir mon handicap, n'est que la porte ouverte vers une réflexion philosophique. J'ai essayé dans la Construction de soi, de revisiter mes maîtres en philosophie, les auteurs qui m'ont formé. C'est effectivement la faiblesse qui m'a poussé vers eux, cependant, les philosophes m'ont essentiellement apporté des outils pour assumer la condition humaine, outils qui peuvent être féconds pour chaque vie. Ils ont aussi permis de donner un sens à mon existence, à savoir d'orienter mes pas vers la sagesse, vers la joie.
Ce voyage en philosophie semble assez solitaire : y a-t-il eu des ressources extérieures essentielles pour livrer vos combats ?
A. J. : Je perçois ma vocation d'écrivain comme celle d'un passeur qui essaie de proposer les outils qui l'ont aidé. D'où mon constant souci d'évoquer des réalités qui peuvent aider chaque individu. C'est pourquoi j'ai passé sous silence ou j'ai moins parlé des ressources que j'ai trouvées ailleurs. A savoir, l'amitié que je mentionnais précédemment, le rapport à la foi (dont je n'aime pas parler car pour moi elle relève de l'intimité), ma famille. Autant de rencontres qui m'ont formé et me constituent aujourd'hui.
Sans votre inévitable singularité, votre « Carnet de voyage en philosophie » serait un livre d'esthète : à quoi invitez-vous le lecteur ?
A. J. : Non pas forcément, il y a beaucoup de philosophes qui ont une philosophie incarnée et toute la tradition grecque, par exemple, perçoit la philosophie comme un art de vivre, une manière d'être et d'évoluer. Pour moi, la philosophie revêt une urgence en tant qu'elle possède un but thérapeutique. Elle peut rendre plus libre à l'égard des préjugés et nous aider à progresser intérieurement. Elle mène aussi à la joie qui est l'un des moteurs de l'existence et qui nous ouvre à autrui.
Dans la Construction de soi, j'ai souhaité rédiger des lettres fictives aux philosophes qui m'avaient nourri. D'une part, parce que je conçois la philosophie comme un dialogue intérieur, une série d'exercices spirituels, d'autre part, j'ai souhaité montrer des outils concrets que les philosophes proposaient. D'où cette correspondance fictive, cette invitation à entrer dans la construction de soi, au dépouillement de tout ce qui entrave la libre joie.
Vous considérez que vous avez eu « la chance de vous sentir faible, ce qui vous a fait cheminer vers plus de progrès » : quelle espérance entrevoyez-vous pour les plus faibles qui n'auraient pas cette chance ?
A. J. : Il faut éviter de tomber dans un exposé de recettes. La philosophie a affaire à des singularités qui peuvent se sculpter grâce à elle. Je dois avouer que la philosophie n'a pas réponse à tout mais qu'elle est une exigence, un chemin vers la sagesse, comme l'indique l'étymologie du mot. Je pense à Saint Ignace de Loyola qui proposait d'inscrire sa vie sous le signe de la vocation. Dès lors, tout un travail est requis pour faire émerger chez chaque individu son métier d'homme, sa vocation, à savoir des repères dans lesquels intégrer les efforts quotidiens, les échecs. Il s'agit, dans un premier temps, de repérer les grands chantiers de sa vie et de se demander « Que puis-je instituer dans mon quotidien pour progresser ? ».
C'est la grande leçon d'Aristote, on acquiert nos vertus à force d'actes. Souvent, nous croyons le contraire, à savoir, nous attendons d'être courageux pour poser des actes de courage tandis que pour Aristote, c'est le fait de poser des actes courageux qui nous rend tel. Il y a beaucoup d'espoir, tout n'est pas joué. Face à la faiblesse, il convient de l'inscrire dans le tout de la vie, il ne s'agit pas de la placer au centre de son existence mais, au contraire, d'essayer, pas à pas, de lui donner un sens. Là encore, l'amitié peut aider à révéler la valeur de chaque existence et à l'inscrire sous le signe du progrès.
La réussite, la santé ne sont, hélas, pas accessibles à tous, par contre le progrès demeure plus accessible. C'est ce qui m'aide beaucoup, concentrer son existence sur le progrès possible à cette heure sans vouloir atteindre un idéal inaccessible. Enfin, il s'agit d'un travail de longue haleine et la persévérance est requise. C'est pourquoi il est nécessaire de se recréer, de se ressourcer pour ne pas dilapider ses forces et progresser avec constance. Cette persévérance nous permet aussi d'envisager les rechutes sans se laisser accabler mais en nous considérant chaque jour comme un être nouveau.
Qu'est-ce que l'espérance pour le philosophe ?
A. J. : Je parlerais de confiance plutôt que d'espérance. Etty Hillesum décrit dans son journal Une vie bouleversée, tout un itinéraire de libération et la découverte d'une foi féconde et lumineuse. Tandis qu'elle va vers le pire, la mort dans un camp de concentration, elle nourrit en elle la conviction qu'elle aura la force. J'aime beaucoup cette idée, il s'agit de faire confiance à la vie qui nous donnera, le moment venu, la force de vivre ce qu'elle réclame de nous. La confiance nous enracine dans le présent tandis que l'espoir, quand il est mal vécu, peut nous faire fuir le présent et nous exiler de nous-même.
Dans la tradition philosophique, qu'entendez-vous par « l'art de la joie » ?
A. J. : Je préfère parler de joie que de bonheur car la joie demeure plus accessible, elle est en outre, compatible avec la souffrance, le bonheur me parait plus éloigné de nos vies concrètes. Aussi, je perçois la philosophie comme un chemin vers la joie, un itinéraire intérieur pour éprouver et partager cette joie. C'est elle qui nous donne la force de continuer, elle est un moteur, une source.
Aujourd'hui pour vous, qu'est-ce qu'une vie réussie ?
A. J. : Je préfère parler de vie bonne, car il ne faut pas confondre la réussite et la joie intérieure. Une vie bonne me semble être une existence qui peut chaque jour glaner la joie et l'amitié. Une vie qui n'est pas asservie aux préjugés, aux dépendances ou au désespoir. C'est pourquoi, tout un cheminement intérieur est requis et jamais cet itinéraire n'est accompli définitivement.
Vous êtes philosophe, écrivain, et chroniqueur : à quoi conduit votre engagement public ?
A. J. : A témoigner pour les bienfaits de la philosophie mais surtout à faire l'éloge de la singularité et à essayer, avec mes moyens, d'accomplir le projet nietzschéen qui invitait à nuire à la bêtise. Outre les préjugés, pour moi la bêtise, c'est l'individualisme qui exclut et isole, la suffisance et l'absence d'émerveillement face au miracle qu'est l'existence. Nuire à la bêtise, c'est aussi et surtout, essayer de promouvoir une égalité de chance, notamment à travers la culture qui, selon Cicéron, aide à tenir debout.
Quel regard le philosophe porte-t-il sur le rôle et le comportement de l'entreprise d'aujourd'hui :
- Un combat de valeurs ?
- Un sanctuaire du lien social?
A. J. : L'entreprise peut véritablement créer un terreau de lien social profond pour autant que l'on quitte un climat délétère de compétition et que l'on cesse de ne voir dans l'employé qu'un prestataire de service ou qu'un technicien.
L'entreprise, à mon sens, doit refléter la vie. Or, la vie c'est la singularité, la diversité. Aussi, une entreprise qui se coupe des faibles, se coupe de l'élan vital, de la richesse de l'existence. Mais pour intégrer les plus faibles, une conversion du regard est requise pour considérer l'homme au-delà des apparences et voir que chaque être humain peut se révéler un maître pour qui sait écouter.
Défis, menaces, ou mérites du monde contemporain ?
A. J. : Aujourd'hui, les techniques et les sciences ont permis une qualité de vie, du moins extérieure, meilleure. La médecine fait des prodiges. Cependant, nous sommes entrés dans une ère de la communication et nous ne pouvons plus ignorer ce qui se passe ailleurs. Or, l'on meurt de faim, l'on a pas accès aux soins suivant l'endroit où l'on pousse ses premiers cris. Je pense que l'un des défis actuels serait de promouvoir l'équité. Aristote encore nous dit que celle-ci corrige l'injustice. En effet, pour moi, mieux répartir les ressources est un défi urgent. Le défi me semble de montrer avec force que la technique, le progrès sont au service de l'homme et de tous les hommes. Pour conclure, le défi de l'entreprise c'est sa survie dans un monde de plus en plus compétitif sans faire de concession sur les droits humains et sur les valeurs de nos démocraties.
Propos recueillis en Mai 2008 par Paul Minelle pour  Cibles & Réseaux Dirigeants