mardi 5 juin 2012

Zen et Compassion, s'assoir et agir. Interview de Fédérico Procopio.


Transcription de l’émission

Notre émission est consacrée aujourd’hui au lien entre la pratique du zen, zazen, la compassion et notre action. Car il n’est pas toujours facile d’imaginer en quoi le fait de pratiquer zazen est aussi une certaine manière d’agir. Quelle place tient alors la compassion dans ce cadre ? Pourquoi est-elle, vis-à-vis des autres mais aussi vis-à-vis de nous-mêmes, indispensable dans l’assise ? En quoi peut-elle nous donner accès à une réalité différente et quel impact concret cela peut-il avoir sur nos actions ? 
J’ai le plaisir d’accueillir, pour en parler, Fédérico Procopio.

Fédérico Procopio, bonjour. Vous avez été moine et séminariste pendant dix ans, en Italie, puis en France. Vous étiez alors dans un monastère bénédictin. Vous vous êtes ensuite consacré au bouddhisme, cela fait une douzaine d’années, au bouddhisme zen kwan Um plus précisément et vous êtes aujourd’hui moine bodhisattva, abbé et enseignant au Centre zen Kwan Um de Paris.

AG /Pouvez-vous définir ce qu’est zazen ?

Fédérico Procopio: Zazen, avant tout, ce n’est qu’un mot. Ce mot essaye d’expliquer une réalité, un retour plutôt qu’une réalité, qui est l’expérience primordiale, originelle du Bouddha Sakyamuni, le Bouddha historique.

Zazen, pour reprendre l’expression d’un de nos maîtres coréens, Maître Man Gong est :

« Redevenir une montagne inébranlable, enracinée dans la terre et totalement ouverte à tout ce qui advient autour d’elle. » C’est le retour à l’expérience du Bouddha.

AG/  Dans le zazen, la posture est primordiale. En quoi consiste-t-elle ?

Fédérico Procopio 

La posture est une symbolique très détaillée. Elle commence par la création d’une base large avec notre corps. Il faut imaginer une pyramide. Cette base nous enracine profondément, d’abord sur notre coussin de méditation, et, avec le temps, dans la vie. 
Donc nous prenons racine dans cette montagne qui s’enracine profondément dans la terre. La terre, c’est-à-dire le samsara : notre existence. Et puis, à partir de la cinquième vertèbre lombaire, ce dos, non pas raide, mais droit, profondément droit, ouvert à tout ce qui peut advenir autour. 
Le corps trouve sa fonction juste : un diaphragme correctement posé pour que notre corps médite, pour que notre corps fasse l’expérience avec un bon souffle, les yeux restent ouverts, présents sur la réalité, la bouche fermée puisqu ‘elle ne sert pas à respirer - on respire par le nez - et cette droiture, ce bon fonctionnement du corps permet à l’individu de ne plus fonctionner uniquement avec son cerveau frontal, mais également avec son hypothalamus, cela lui permet de faire vraiment, profondément, l’expérience de sa complétude.

AG /  Ce qui est important de préciser, c’est que cette pratique de zazen doit être complètement désintéressée, sans but, ni objectif ?

Fédérico Procopio 
Chez de nombreux maîtres et dans certains enseignements du Bouddha également, il est dit qu’entre la pratique et l’objectif, il n’y a pas de différence. D’ailleurs, s’il y a un objectif, il y a déception car il y a en quelque sorte un attachement qui rend négatif l’acte même de zazen. Donc quand on vient au dojo (salle de méditation) pour la méditation, on n’attend rien, puisqu’en réalité, il n’y a rien à attendre, il n’y a rien à changer.

Bouddha lui-même, après son Eveil, dit : 
« L’homme qui est ici, maintenant, n’est pas différent de celui d’avant. » Il s’agit là en réalité d’une transformation silencieuse de notre regard, d’abord sur nous-mêmes et, par ricochet, sur l’univers tout entier. Donc il n’y a rien à attendre. Il n’y a pas la possibilité d’avancer ou de reculer. Il n’y a pas d’étapes, pas d’objectifs.

AG /  On est vraiment dans l’ici et maintenant. 
La compassion joue un rôle très important dans le bouddhisme, pour la terre entière, pour les autres mais également pour nous-mêmes lorsqu’on pratique l’assise, car si on n’a pas cette compassion, finalement, on ne peut pas trouver l’équilibre juste de l’assise. C’est ce que vous m’expliquiez en préparant cette émission ?


Fédérico Procopio 
Toutes les sociétés que l’on peut étudier vivent beaucoup à l’extérieur : On vit à l’extérieur de nous-mêmes, on court, on cherche. Les questions les plus profondes, les plus fondamentales, on les cherche à l’extérieur de nous, parfois dans un Dieu, dans un livre sacré, dans un texte, une doctrine. Tout est porté à l’extérieur. Alors que l’homme, depuis toujours, est profondément habité par la recherche de son vrai visage. Son vrai visage est à l’intérieur de lui et cette notion de compassion commence par un regard compatissant que nous portons sur nous-mêmes.
Les débuts du zazen, de la méditation sont un cheminement qui ne fait que s’observer, se percevoir, se recevoir, s’atteindre, se réconcilier profondément avec soi pour ensuite se révéler.

AG /  Donc ce lien qui unit la compassion à la méditation passe avant tout par l’expérience de soi-même ?

Fédérico Procopio 
Tout à fait. C’est l’expérience de soi, c’est-à-dire qu’en dehors de cette expérience de soi, tout est déséquilibré : nos gestes les plus altruistes, les plus nobles, les plus profonds, les plus généreux sont déséquilibrés. 
L’expérience de Bouddha s’appuie sur la découverte que cette existence, cette vie est pétrie de souffrance. Cette souffrance naît de l’attachement et des illusions, mais, profondément, cet attachement et ces illusions viennent du fait que nous ne nous connaissons pas, nous ne nous comprenons pas, nous ne nous aimons pas. 
Il est symptomatique de voir dans notre société comment la maladie psychique, la maladie de la compréhension de nous-mêmes, de ce que nous sommes, de cet équilibre, est vraiment très présente, parce que nous ne nous voyons pas, nous n’avons pas la conscience de ce que nous sommes, instant après instant. Nous avons plutôt la conscience d’une sorte d’avalanche de souvenirs, de ce qu nous avons été ou bien nous nous projetons sans cesse dans ce que nous pourrions être.

AG / Pour en revenir à cette notion de temps, ce dont on se rend compte aussi, c’est que plus on avance sur le chemin de la méditation, plus on se rend compte que cette expérience elle-même est changeante. C’est donc l’expérience de l’impermanence ?

Fédérico Procopio 
Qu’est ce que c’est l’impermanence ? C’est la compréhension profonde que rien n’existe. L’homme qui est en train de parler ici n’est plus le même depuis que je suis arrivé sur ce plateau. Mes pensées ont changées. Mes émotions ont évoluées. Des milliards de cellules sont mortes. D’autres sont réapparues. Nous ne sommes que le produit de milliards d’instants se succédant. Rien ne reste.

L’impermanence en Occident a souvent été traduite avec une notion négative : tout passe, rien n’existe. Même les scientifiques conviennent aujourd’hui de cela. Mais on peut avoir un autre regard qui est bien plus merveilleux. C’est que, bien sûr tout passe et rien n’existe, mais cela signifie qu’à chaque instant, tout est nouveau, neuf.

AG /  On a donc accès à une vision différente de la réalité que l’on n’aurait pas si on ne pratiquait pas ?

Fédérico Procopio 
Totalement. C’est ce changement silencieux de notre vision qui s’opère, mais il ne peut pas s’opérer à l’extérieur de nous sans qu’il ait eu lieu à l’intérieur de nous, parce qu’entre moi et l’univers, en réalité, il n’y a pas de différence. 
Pour pouvoir comprendre l’univers, mon époux, mon épouse, mon collègue, je dois d’abord pouvoir me comprendre moi-même, profondément, plus que me comprendre : m’aimer profondément. C’est là un mal être que nous traînons dans notre besace : le fait de ne pas nous comprendre, de ne pas nous aimer. Forcément tout ce que nous essayons de comprendre à l’extérieur de nous, tout ce que nous essayons d’aimer à l’extérieur de nous sera toujours la recherche d’un manque à combler. 
Le premier enseignement de Bouddha parle de souffrance, de dukkha que nous traduisons par souffrance, mais c’est bien plus que cela. Dukkha, c’est un sentiment d’une profonde incomplétude. Si nous ne le résolvons pas à l’intérieur de nous, tous nos actes à l’extérieur vont être sans cesse une recherche à cette résolution là.

AG /  On arrive à cette notion d’inciter qui est le lien intime qui unit la méditation, la contemplation à l’action et on le trouve notamment dans le sutra de Vimalakirti . Est-ce que vous pouvez nous en parler ?

Fédérico Procopio 
Vimalakirti dit : 
« Je vois les Bouddhas ne venir ni du passé, ni allant vers l’avenir et étant ici déjà ceux qui ne sont plus. » 
Cette expérience est fondamentale, c’est-à-dire comprendre que notre souffrance vient du manque de liberté, d’une liberté que nous avons perdue. Cette liberté signifie : se défaire des entraves de mes pensées, de mes émotions, mes perceptions. Cela ne signifie pas ne pas penser, ne pas ressentir, ne pas percevoir. Cela signifie comprendre que ma pensée, quand elle apparaît, elle disparaît aussitôt. Mon émotion, quand elle est apparue, est aussitôt disparue. Bouddha, plusieurs années avant d’atteindre l’Eveil, s’est posée la question que nous nous posons pendant l’assise, pendant zazen : 
« Que suis-je ? » A cette question, le mantra que nous utilisons dans notre école répond : 
« Ne sais pas. » 
« Ne sais pas » disait mon vénérable Maître Bon Yo, est comme une main ouverte. » 
Elle est ouverte. Tout peut advenir et tout peut repartir.

AG /  Concrètement, quel impact peut avoir la méditation sur nos actions de la vie quotidienne ?

Fédérico Procopio 
Surtout ne pas fuir l’existence, au contraire. Comme cette montagne dont je parlais au début, c’est s’enraciner profondément dans cette existence et en faire l’expérience. Il est difficile de parler de zazen théoriquement. 
En fait la voie du Bouddha n’est qu’une voie où on fait l’expérience de soi, de l’univers, des phénomènes, des autres. En dehors de cette expérience, rien n’est réalité, rien n’existe. 
Et c’est très facile à comprendre. Si je veux comprendre que le sucre est sucré, j’ai besoin d’y goûter. Je ne peux pas dire que tel aliment est bon ou mauvais si je n’y ai pas goûté. 
Donc zazen, c’est faire l’expérience. Et l’expérience, c’est quoi ? C’est la réalité « juste ainsi ». Ce n’est pas le souvenir de mes pensées. Ce n’est pas la projection de mes attentes. C’est la réalité telle qu’elle est, instant après instant.

AG /  En fait, on pourrait dire, pour conclure, que de la méditation, de la contemplation naît vraiment l’action juste ?

Fédérico Procopio 
Oui. Zazen nourrit le quotidien qui nourrit zazen. Vous savez, l’espace sur lequel on médite ne fait pas un mètre carré, mais dans ce mètre carré, on peut retrouver l’univers tout entier, l’univers tout entier, nous le comprenons comme étant « juste ainsi ». Le nom de nos retraites s’appelle « s’asseoir sur ce coussin et rebondir comme un dragon. » Se relever de zazen, signifie affronter le monde, affronter les autres, aller à la rencontre de ce monde avec les trésors que recèle zazen c’est-à-dire la compréhension qu’en fait rien n’est bon ou mauvais, bonheur, malheur, beau, laid, ceci ou cela, mais que tout est « juste ainsi ». C’est cela la sagesse de Bouddha.

AG / Merci beaucoup Fédérico