vendredi 6 juillet 2012

Shôbôgenzô - Pour s'y retrouver



Parmi tous les ouvrages écrits ou composés par Dôgen (1200-1253), son Shôbôgenzô ("Le Trésor de l'œil de la vraie loi") a toujours attiré l’attention par l’ampleur, la diversité et l’originalité de ses textes. Cette somme se présente comme une compilation de discours et d'écrits disparates apparemment faite par Dôgen lui-même. Après avoir dressé et révisé une première compilation de soixante-quinze fascicules, en tête desquels il place le fameux chapitre philosophique intitulé Genjô kôan, "La présence des kôan", il entreprend, à la fin de sa vie, une seconde compilation dans le but de faire, semble-t-il, un seul livre de cent chapitres. La mort l'arrête après qu'il ait rédigé le douzième chapitre de cette nouvelle série ainsi que l'atteste une note additive au chapitre Hachi dainin gaku, "Les huit recommandations du grand homme", écrite de la main de Koun Ejô (1198-1280), son principal disciple :
Le volume était daté du six du premier mois de la cinquième année de l'époque Kenchô [1253] à Eiheiji. Aujourd'hui la veille de se délier des règles de la septième année yin bois-lièvre de l'époque Kenchô [1255], Gien qui exerce les fonctions de copiste a pu en faire une copie. Il l'a également révisé. Ce volume est le manuscrit que mon dernier maître rédigea pendant sa dernière maladie. En y songeant, les textes qui précèdent et qui prennent le titre de Shôbôgenzô, ceux qui ont été corrigés comme ceux des nouveaux manuscrits, n'auraient dû former qu'un seul livre en cent volumes. Ce volume est le douzième dans la série des nouveaux manuscrits. Après l'avoir rédigé, sa maladie empira peu à peu. Il dut alors arrêter son projet. C'est pourquoi ce manuscrit rapporte les dernières observations de notre défunt maître. Malheureusement, nous ne pourrons révérer ce livre en cent volumes. Quel dommage! Lorsqu'on se rappelle de notre dernier maître, on ne peut que recopier ce douzième manuscrit et le protéger. Ce furent les dernières observations du vénérable des Shâkya et ce sont aussi les dernières recommandations de notre défunt maître. Ejô.
Le Shôbôgenzô est si paradoxal : en compilant ces textes, en les réécrivant même, il a apparemment la vision d'une œuvre complète, le nombre de cent fascicules n'est pas anodin. En le lisant on a l'impression qu'il a la vision d'une somme. Mais où veut-il en venir ? L'ordre, les thèmes abordés ne suivent aucune logique, le Shôbôgenzô n'a ni début ni fin. Le propre de toute compilation est d’être une simple succession sans forcément qu’un sens général se dessine. En ce sens, le Shôbôgenzô paraît proche des compilations de kôan de l’époque Song. Pourtant même ces compilations suivent un agencement formel : cas, introductions aux cas, commentaires en prose, en vers, etc. Mais rien de tel dans le Shôbôgenzô. Si la plupart de ses chapitres doivent se lire comme des commentaires de kôan, d’autres n’adoptent pas cette forme. Sa pensée y est éclatée, jamais linéaire. Quelle unité le sous-tend, quelle structure dans cette œuvre déstructurée ? Tout paraît morcelé, de bric et de broc. Fracture et division semblent au cœur même de son discours. Il ne nous propose pas de synthèse, jamais ne se dévoile une unité. En le lisant, il nous invite à un étrange cheminement.
Le nombre de cent chapitres (un système clos) est une déclaration d’Ejô, non de Dôgen lui-même. Doit-on la remettre en cause ? L’absence d’apparente structure pourrait être mise sur l’apparente oralité des discours. La plupart des chapitres sont en effet qualifiés, selon leur colophon, "d'explication à la communauté (jishu)". On entend par ce terme, le prêche donné au sein d’une monastère lors de la consultation du soir (bansan) ou lors d'une petite consultation (chôsan). Pourtant, même si de nombreux fascicules passent pour être des prêches, on sent qu’ils ont été pensés et polis et qu’ils n’étaient apparemment pas improvisés. Le Shôbôgenzô est une œuvre écrite qui doit se lire comme une œuvre inachevée. On peut néanmoins se demander si c’est cet inachèvement est fortuit ou pleinement signifiant. Est-ce sa seule mort qui empêche Dôgen de terminer cette somme, ou devait-elle rester inachevée comme un ultime message sur l'incomplétude ? Le manque obsède Dôgen, et l’on peut être étonné qu’il n'ait écrit que 80 ou 90 % d'une œuvre supposée alors que ce même terme hachikûshin, "à quatre-vingt ou quatre-vingt dix pour cent", y apparaît à de nombreuses reprises. Cette expression est reprise d’un fameux dialogue zen où à une réponse de Yunyan, Daowu réplique par : "Ce que tu dis là est fort bien dit, mais c'est seulement exprimer quatre-vingt ou quatre-vingt dix pour cent..." Une expression que l'on pourrait appliquer au Shôbôgenzô lui-même...

Essai de reconstitution
Page de garde Shobogenzo honzanbanLa première édition xylographique duShôbôgenzô fut imprimée en 1690 sous la direction de Kôzen, trente-cinquième abbé du monastère d'Eiheiji. Cette édition, connue sous l'appellation deKôzenbon (lit. "le texte de Kôzen"), comprenait quatre-vingt quinze fascicules placés dans l'ordre chronologique d'écriture ou de prédication supposées. La publication du Shôbôgenzô fut ensuite interdite par le pouvoir shogunal durant la seconde période d'Edo (en 1722) à la suite de luttes intestines au sein de l'école Sôtô où son interprétation jouait un rôle crucial.
En 1796, l’abbé du monastère d’Eiheiji, Gentô Sokuchû, obtint la permission de le republier. Cette nouvelle édition, connue sous le nom de Honzanban ("L'Édition du Siège"), fut achevée en 1811 dans un version légèrement différente de l'édition de Kôzen : elle excluait notamment certains fascicules considérés comme secrets (Shisho, "Le certificat de succession", par exemple). Il fallut attendre le début du vingtième siècle pour que le monastère d'Eiheiji en réimprime une version exhaustive.
(La photographie représente la page de garde de l'Édition du Siège - © Bibliothèque de l'Université de Komazawa )


    Les plus anciens manuscrits du Shôbôgenzô sont composés d'un nombre variable de fascicules. Il s'agit :

  • de la compilation de Koun Ejô (1198-1280) en soixante-quinze fascicules, conservée au temple de Sempukuji ;
  • de la compilation de Eihei Giun (1253-1333) en soixante fascicules, dite "le texte du Rurikôji" ou "le texte de Sôgo", datée de la quatrième année de l'ère Karyaku (1329) et conservée au temple de Rurikôji ;
  • de la compilation de Taiyô Bonsei en quatre-vingt quatre fascicules, dite "le texte de Bonsei", datée de la vingt-sixième année de l’ère Ôei (1419) et conservée au temple de Tokuunji ;
  • de la compilation de Taiyô Bonsei en quatre-vingt quatre fascicules, dite "le texte du Gyokuunji", conservée au temple de Gyokuunji ;
  • d'une compilation anonyme en douze fascicules, dite "le texte du Yôkôji", datée de la vingt-septième année de l’ère Ôei (1420) et conservée au temple de Yôkôji ;
  • d’une copie du troisième abbé de Kenkon'in en soixante-quinze fascicules, dite "le texte du Kenkon'in", datée de la deuxième année de l’ère Meiô (1495) et conservée au temple de Kenkon'in ;
  • d’une copie de Kôshû, quinzième abbé d'Eiheiji, et de Konkô, abbé-fondateur du Dôunji, en soixante fascicules, dite "le texte du Dôunji", datée de la septième année de l’ère Eishô (1510) et conservée au temple de Dôunji ;
  • d’une copie du septième abbé de Shôbôji en soixante-quinze fascicules, dite "le texte du Shôbôji", datée de la neuvième année de l’ère Eishô (1512) et conservée au temple de Shôbôji ;
  • d’une copie de Koun Ejô en vingt-huit fascicules, dite "Le Shôbôgenzôsecret" (Himitsu shôbôgenzô) et conservée au temple d'Eiheiji ;
  • d'une compilation anonyme en dix-sept fascicules, datée de la troisième à la onzième année de l’ère Kan'ei (1626-1634) et conservée au temple de Nikkôrin'ôji ;
  • d’une copie du deuxième abbé de Chôenji en quatre-vingt quatre fascicules, dite "le texte du Chôenji", datée de la deuxième année de l’ère Kan'ei (1625) à la deuxième année de la période Shôhô (1645) et conservée au temple de Chôenji.

    Peu de manuscrits holographes de Dôgen ont été conservés. Pour leShôbôgenzô, il nous reste :
  • le fascicule Sansuikyô daté de la première année de l’ère Ninji (1240, un rouleau) ;
  • le fascicule Shisho daté de la deuxième année de l’ère Ninji (1241, un rouleau) ;
  • une deuxième copie du même fascicule datée du même jour que la copie précédente (neuf morceaux) ;
  • le fascicule Gyôji (première partie) daté de la troisième année de l’ère Ninji (1242, un rouleau) ;
  • le fascicule Sôshi seirai i daté de la deuxième année de l’ère Kangen (1244, un rouleau) ;
  • le fascicule Shohô jissô (deux parties).
    Les éditions prémodernes de Kôzen et du Siège sont une refonte de ces anciens manuscrits. Ceux-ci peuvent être divisés en neuf groupes de fascicules (de A à I) qui se retrouvent dans l'une ou l'autre des cinq plus anciennes compilations du Shôbôgenzô.
    ABC75 fascicules (compilation d'Ejô)
    FGH12 fascicules (texte du Yôkôji)
    A*DEF60 fascicules (texte du Rurikôji)
    CGI28 fascicules (Himitsu Shôbôgenzô)
    ABCDEF84 fascicules (texte de Bonsei)
  • Le premier groupe (A) comprend cinquante fascicules. Il s’agit des fascicules suivants : Genjô kôan, Maka hannya haramitsu, Busshô, Shinjin gakudô, Sokushin zebutsu, Gyôbutsu igi, Ikka myôju, Kobusshin, Daigo, Zazengi, Kaiin zammai, Kûge, Kômyô, Gyôji, Immo, Kannon, Kokyô, Uji, Juki, Zenki, Tsuki, Gabyô, Keisei sanshoku, Bukkôjôji, Muchû setsumu, Kankin, Shoaku makusa, Dôtoku, Jinzû, Arakan, Kattô, Hakujushi, Sangai yuishin, Mujô seppô, Hosshô, Darani, Semmen, Jippô, Kembutsu, Henzan, Ganzei, Kajô, Ryûgin, Soshi seirai i, Hotsu mujôshin (ou Hotsu bodaishin), Udonge, Nyorai zenshin, Kokû, Hatsuu et Ango. Les deux parties de Gyôji sont comptées pour deux fascicules dans la compilation de Giun (marquée A*).
  • Le deuxième groupe (B), six fascicules : Zazenshin, Shunjû, Baika, Senjô, Tashintsû et Osaku sendaba.
  • Le troisième groupe (C), dix-neuf fascicules : Shin fukatoku, Raihai tokuzui, Sansuikyô, Den'e, Bukkyô, Shisho, Sesshin sesshô, Shohô jissô, Butsudô, Mitsugo, Bukkyô, Menju, Busso, Sanjûshichihon bodaibumpô, Sammai ô zammai, Tembôrin, Daishugyô, Jishô zammaiet Shukke.
  • Le quatrième groupe (D), un fascicule : Hokke ten hokke.
  • Le cinquième groupe (E), un fascicule : Bodaisatta shishôbô.
  • Le sixième groupe (F), sept fascicules : Sanjigô, Hotsu bodaishin, Shime, Kesa kudoku, Shukke kudoku, Kuyô shôbutsu et Kie Buppôsôbô(ou Kie sambô).
  • Le septième groupe (G), quatre fascicules : Jukai, Jinshin inga, Shizen biku et Hachi dainin gaku.
  • Le huitième groupe (H), un fascicule : Ippyaku hachi hômyômon.
  • Le neuvième groupe (I), cinq fascicules : Beppon shin fukatoku, Beppon bukkôjôji, Beppon butsudô (ou Dôshin), Shôji et Yuibutsu yobutsu.

    L'Édition du Siège intègre trois autres textes de Dôgen qui n'apparaissaient pas dans les premières compilations du Shôbôgenzô. Ce sont les livrets intitulés Bendôwa ("Propos sur la négociation de la voie"), Jûundôshiki ("Règles pour la seconde salle des nuages") etJikuimmon ("Enseignements pour l’office").
    Le Bendôwa placé en tête de l'Édition du Siège est un manifeste de Dôgen daté de 1231. Ce texte, resté longtemps inconnu dans l'école Sôtô, fut redécouvert à l’époque Kambun (1661-1672). Manzan Dôhaku (1635-1714), le premier, l'inclut dans une version manuscrite du Shôbôgenzô. Il fut ensuite publié en 1788, en un volume, par Gentô Sokuchû d'après un manuscrit holographe de Dôgen aujourd'hui perdu.

    Les éditions modernes japonaises
    Plusieurs éditions critiques ont été publiées ces soixante dernières années. Citons notamment :
  • Celle établie par Etô Sokuô (Shôbôgenzô, Meicho Fukyûkai, trois volumes, 1986 ; reprise de l’édition de 1939-1943). Elle recense les variantes de manuscrits tardifs. Pas de notes.
  • Celle établie par Ôkubo Dôshû ("Les œuvres complètes du maître zen Dôgen", Dôgen zenji zenshû, Chikuma Shobô, deux volumes, 1969 et 1970). Elle recense également des variantes de manuscrits sans autres commentaires.
  • Celle établie par Nishio Minoru et ses collaborateurs (Shôbôgenzô, Nihon koten Bungaku Taikei, Iwanami Shoten, 1965).
  • Celle établie par Terada Tôru et Mizuno Yaoko (Dôgen, deux volumes, Nihon shisô Taikei, Iwanami Shoten, 1970, 1972).
  • Celle établie par Mizuno Yaoko (Shôbôgenzô, Iwanami Shoten, quatre volumes, 1990, 1993). Le format de poche a fait la fortune de cette édition. Les notes sont succinctes.

source: un zen occidental