dimanche 13 mai 2012

Le zen descend dans la rue


Soigner le monde
Il y a aussi la pratique du "mala", ces neuf cents euros que l’on doit quémander avant de faire la retraite. Le but ? Expliquer sa pratique spirituelle à ses proches et voisins, puis redonner l’argent à diverses associations caritatives. « Vous imaginez l’épreuve ? raconte Emmanuel Ollivier. Parler argent et spiritualité orientale à des parents qui vous regardent avec des yeux écarquillés ? Le fantasme de la secte n’est jamais aussi présent ! Mais maintenant, j’ose parler à n’importe qui. De plus, en mendiant dans la rue, j’ai vérifié que la vie est abondance. Certains restaurateurs nous ont servi des repas alors qu’on leur demandait juste un bout de pain. Des épiciers nous ont donné des sacs entiers de fruits secs ! » Michel Dubois lui aussi reconnaît que la générosité de ces rencontres l’a transformé : « Cette expérience m’a aidé à sortir de moi-même. Si, aujourd’hui, je fais des distributions de soupe dans une association humanitaire, c’est grâce à cette retraite de rue. J’y ai vécu de grands moments de communion avec la société et ses souffrances. »
Si le monde leur fournit matière à se transformer, les retraitants, en « portant témoignage », le changent un peu aussi. Bernie Glassman livre ainsi une version moderne de différentes traditions spirituelles. Ses retraites rappellent le "takuhatsu", cette sortie dans le monde des moines bouddhistes qui vont mendier en groupe et réciter des "sutra" devant les maisons pour le bien des habitants. Elles font penser aussi au vœu de pauvreté d’un saint François, ou à ces "renonçants" hindouistes qui, passés un certain âge, quittent maison et famille pour vivre leur spiritualité en errant de ville en ville. Ces pratiques ramènent toutes au paradoxe que Bernie Glassman aime à rappeler : « Plus nous nous dépouillons, et plus nos existences deviennent pleines. »

Artisans de la paix 
Fondée il y a cinq ans par Bernie Glassman, l’association œcuménique des Peacemakers (renseignements sur www.peacemakercommunity.org) est une communauté de militants sociaux et "artisans de la paix". S’ils se réunissent régulièrement pour « explorer la pratique spirituelle liée à la construction de la paix », chacun œuvre dans sa spécialité et dans son pays.
Ainsi, on trouve des Peacemakers instructeurs de méditation en prison aux USA, défenseurs des droits des femmes en Afghanistan ou enseignants alternatifs à Varsovie. A Paris, certains distribuent des repas à la gare du Nord, d’autres sont bénévoles dans des services de soins palliatifs.
Tous s’engagent en faisant trois vœux :
  1. « s’ouvrir à l’inconnu »
  2. « porter témoignage en se laissant toucher par la joie et par la souffrance du monde »
  3. « se guérir soi-même, guérir la terre, l’humanité et toutes créatures ».
Entretien. Bernie Glassman : « On n’est séparé de personne »
Bernard Tetsugen Glassman Roshi – il préfère se faire appeler Bernie Glassman – est un enseignant zen hors norme. Natif de Brooklyn, "jubé" (juif bouddhiste), ancien ingénieur aéronautique, il est devenu moine à l’âge de 30 ans après des années d’études auprès de maîtres japonais. Il milite notamment pour des méditations œcuméniques sur les « lieux de souffrance » de l’humanité. Ainsi, il organise chaque année une retraite à Auschwitz.

Psychologies : Qu’est-ce qui vous a donné l’idée d’organiser des retraites de rue ?
Les sans-abri de New York. Je commençais à travailler sur des programmes de relogement quand je me suis dit qu’il me fallait vivre dans la rue pour mieux comprendre ceux que je côtoyais. Ça s’est révélé être une expérience si puissante que certains de mes élèves ont voulu me suivre.

N’est-ce pas choquant, cette “plongée dans la pauvreté”, quand des millions de gens luttent contre elle chaque jour ?
Je ne crois pas. Si vous voulez être efficace dans un domaine comme celui des sans-abri, vous devez expérimenter cette façon de vivre. De plus, on ressent davantage de compassion lorsqu’on est passé par-là. J’enseigne le zen depuis plus de trente ans, et jamais les retraites méditatives ou les heures de posture assise n’ont produit de tels effets. Ceux qui ont fait une retraite de rue n’ont plus peur de parler aux SDF parce qu’ils ne se sentent plus différents d’eux.

Pourquoi la dimension sociale du zen est-elle si mal connue ?
Le zen est arrivé récemment en Europe. Et c’est avec le temps que l’on réalise que l’on ne peut pas se contenter de pratiquer seulement pour soi. Plus on va dans sa propre profondeur, plus on prend conscience de l’interdépendance de la vie. On réalise que l’on n’est séparé de rien ni de personne. L’un des fondateurs du zen mesurait le degré d’illumination d’une personne à son intensité à aider les autres. Ceux qui ne sont pas conscients de cette dimension sociale du bouddhisme ne sont pas encore allés assez profondément dans leur pratique.

Quelle est votre lecture “zen” des événements internationaux ?
La haine entre les hommes vient toujours du même processus : plus on pense que l’autre est différent de soi, moins on travaille sur sa propre peur, et plus celle-ci s’accroît. En ce sens, le monde est aussi fou que quand le Bouddha s’est engagé dans la recherche de l’éveil il y a des millions d’années. Et malheureusement, je crois qu’il en sera toujours ainsi.

tiré du site psychologie.com