lundi 14 mai 2012

Un Roi sans le sous



par Kodo Sawaki

Il n’y a pas d’inclinations dans la doctrine subite parfaite,
Si vous avez des questions que vous ne pouvez résoudre,
il faut en débattre aussitôt.
- Yoka Daishi, le Shodoka
La doctrine parfaite ignore l’affectivité et les attachements. La perception du monde ne s’effectue pas à travers les émotions comme chez l’homme ordinaire. Pour ce dernier, il vaut mieux être riche que pauvre et employeur qu’employé. Il préfère ce qui est bon à ce qui est mauvais. Cette façon de penser est de nature affective. Lorsqu’on transcende les émotions et les préférences, la vision de la réalité est totalement différente et les phénomènes apparaissent sous un angle diamétralement opposé.

La pauvreté m’a donné l’insouciance. De mes parents, je n’ai reçu que des dettes en héritage, mais je suis le roi en mon royaume. Un roi sans le sou, qui s’en va à pied, emmenant avec lui ses trésors et ses propriétés. Je suis partout chez moi.

Quand on me demande mon adresse, je réponds : « Université de Komagawa. » Aussitôt, on me dit : « N’est-ce pas votre adresse de bureau ? » De nos jours, les gens pensent que l’on travaille à l’université pour empocher un salaire. Je ne vais pas à l’université de Komagawa pour gagner ma vie. C’est l’endroit où je travaille, c’est-à-dire où je remplis ma mission. Disons que c’est mon temple principal. D’une certaine manière, on peut dire que c’est mon adresse de bureau.

Je ne me fixe nulle part : je suis ici, je vais là-bas, et de là-bas, je vais ailleurs. J’avance d’un point à un autre, car je n’ai pas de maison vers laquelle revenir. Je chemine sans soucis vers mon ultime demeure. C’est tout simplement pour plus de commodité que je laisse sur place compagnons et meubles qui me servent de points de repère sur la route.

Mes parents m’ont laissé de lourdes dettes que j’ai voulu rembourser avant de partir à la guerre en Mandchourie, au cas où je ne reviendrais pas. J’ai fait un emprunt au prêteur sur gages. Ayant survécu à la guerre, je me suis acquitté de mes dettes au retour. Le jour où j’ai fait le dernier paiement, je me suis mis à délirer de bonheur et à hurler aux quatre vents que maintenant j’étais le seul maître à bord, que le ciel me pardonne !

Si mes parents m’avaient laissé de la fortune, je l’aurais dilapidée et j’aurais sans doute mal tourné. Sans que j’oblige mon corps à faire de l’exercice, il s’est entraîné seul à tout supporter et à s’abstenir de nourritures fines. Quelle que soit la torture infligée, l’eau, le feu, la misère, il passait à travers toutes les épreuves, sans jamais montrer le moindre signe de faiblesse. Il ne faut pas conclure hâtivement que c’est un bonheur d’être pauvre, mais il n’existe pas meilleur entraînement pour forger le caractère et endurcir le corps.

Quand on a femme et enfants à charge, la situation est bien différente selon que l’on hérite d’une fortune ou pas. L’argent des parents peut servir à payer la garde-robe de l’épouse ou la scolarité des enfants, il suffit de donner un ordre en ce sens. Sans fortune, il faut tirer sur les fins de mois et se débrouiller tout seul.

Si j’avais eu de l’argent, j’aurais fait des études dans une université universellement reconnue et j’aurais obtenu un titre ou peut-être même deux titres de docteur. Comme j’étais pauvre, je n’ai eu que quatre années d’école primaire. Mais j’étais débrouillard. Je suis entré dans une école spécialisée avec des élèves qui sortaient du collège. Ils avaient des connaissances en anglais alors que je n’en avais aucune.

Un jour que je demandai à un élève le sens d’un mot, il m’a répondu : « Ca veut dire ‘T’es un sot’ ! » Je l’ai cru. C’est resté gravé dans ma mémoire. J’étais le dernier d’une classe de trente élèves et en travaillant dur, j’ai réussi à atteindre le dix-huitième, dix-neuvième rang. J’en garde des souvenirs cuisants, mais je n’y pouvais rien, je n’avais aucune base. Néanmoins, j’ai éprouvé une immense joie à faire des études que je ne devais qu’à moi-même.

On peut penser que je suis un peu fou et que j’ai une curieuse façon de voir les choses et de comprendre le bonheur, mais c’est exactement ce que signifie cette phrase : Il n’y a pas d’inclinations dans la doctrine subite parfaite. Ainsi, celui qui profite de l’argent de ses parents pour faire ses études éprouve moins de satisfactions que le pauvre qui doit souffrir pour se les payer tout seul.

La vie n’est pas un fleuve tranquille, ses eaux sont turbulentes et impétueuses, on rit, on pleure, elles vous culbutent et vous emportent, mais on éprouve un immense bonheur quand on réussit à le franchir. Quand on me demande si c’est un mal d’être riche, je ne sais que répondre. Peut-être vaut-il mieux avoir des parents fortunés ? Je l’ignore. Selon l’opinion courante, on est favorisé lorsqu’on a des parents fortunés et défavorisé lorsque les parents sont pauvres.

On dit aussi que l’enfer est un lieu épouvantable, le paradis un lieu de délices et le monde d’ici-bas décevant. Toutes ces opinions ne sont que des idées conventionnelles qui ne valent rien. Bouddha, c’est la réalité telle quelle est, avec son pêle-mêle d’illusions, d’enfer, de paradis et de Bouddha. Tel est l’enseignement de la doctrine parfaite : Il n’y a pas d’inclinations dans la doctrine subite parfaite.

Voilà ce qu’il faut absolument comprendre.

Extrait du Chant de l’Éveil : le Shodoka commenté par un maître zen, de Kodo Sawaki (Paris : AZI/Albin Michel, 1999), traduit du japonais par Janine Coursin

Extrait tiré du site zen-road.org