mardi 5 juin 2012

La posture Zazen par Philippe Coupey

Voyage au centre de la terreLa posture de zazen est au cœur de la pratique du zen — et beaucoup plus


«Zen News », la lettre d’info de l’International Zen Association United Kingdom, a posé la question suivante à Philippe Coupey :
« Dans le zen soto, on attache beaucoup d’importance à la posture correcte. Pourquoi une telle insistance ? Et qu’en est-il pour ceux qui, suite à des blessures ou des infirmités, se trouvent dans l’impossibilité de garder une posture “correcte” ? »

Voici la réponse de Philippe Coupey.

Les genoux pressent la terre, et la tête, le ciel. Le bas du dos est tendu et étiré vers le haut, la tête repose droite sur les épaules, lesquelles tombent naturellement, comme le regard. Pour ce qui est de la respiration : l’expiration est profonde et longue, l’inspiration, brève et énergique. Si vous réussissez à vous concentrer, mettons, sur la position des pouces, ou sur l’expiration, pendant un certain temps — et tout ceci en “pensant-sans penser” — alors vous pouvez vous concentrer sur toutes choses simultanément. C’est la pratique essentielle et correcte de zazen.

J’ai connu des personnes qui avaient de superbes postures en zazen. Elles étaient assises de façon tout à fait correcte, avec les mains fermement posées contre le bas de l’abdomen, le dos aussi droit que possible, les épaules relâchées, le menton rentré. Ces personnes étaient certainement frappées par l’authenticité du maître et de son enseignement. Et pourtant, il semblerait que pour elles la posture ne signifiait rien de plus que cela.

Un homme qui pratiquait depuis des années et qui s’était aussi tourné vers la vie de temple et les cérémonies, m’a dit un jour qu’il n’attachait pas plus d’importance à la posture assise que, par exemple, à la posture que l’on prend pendant la cérémonie de l’Hannya Shingyo, ou qu’à la position des mains en gassho, en shashu, ou qu’à la façon de faire sampai.

Presser avec les talons des pieds les points du méridien situé dans la partie interne des cuisses, tendre la colonne vertébrale à partir de la cinquième vertèbre lombaire, garder le bout du nez sur la même ligne verticale que le nombril, les épaules alignées avec les oreilles, etc. ; diriger toutes ses pensées vers cette posture et cette respiration une heure ou deux par jour.

Tout ça, c’est très bien, dirait ce moine, mais ce n’est toujours qu’une posture de plus, une posture parmi toutes celles qu’un homme ou une femme peut pratiquer l’espace d’une vie. Alors quelle est l’importance de tout cela ?

Une entière foi dans chaque détail

D’abord, je dirais qu’il est difficile de continuer à prendre la posture si vous ne la considérez pas comme le centre de la pratique de la Voie. Parce qu’en effet, c’est de cela qu’il s’agit, et jusqu’au moindre détail : c’est le centre de la pratique en même temps que celui du monde entier.

Sans une entière foi dans chaque détail de cette posture — et dieu sait qu’il en existe beaucoup, de la manière de croiser les jambes, de tendre le dos, de positionner les mains, la tête et les épaules, jusqu’à la façon de baisser les yeux, de placer la langue et les dents du haut par rapport à celles du bas ; et aussi comment respirer et comment penser-pas penser ; tous ces détails sans exception et tous ensemble, ne proviennent pas du tout du cerveau frontal mais du hara, du ki, du centre, du centre de la compassion cosmique — si vous n’avez pas foi en tout cela, alors tôt ou tard vous quittez la pratique.

Personne ne peut négliger les détails et continuer longtemps. Si vous réduisez la posture à une sorte de position à laquelle vous donnez de la valeur, ou pire, si vous donnez la priorité à l’aspect formel de la cérémonie, ou si vous placez cette dernière ne serait-ce qu’au même niveau, à égalité avec la posture assise exacte, il est difficile de continuer. Un jour ou l’autre, dans cinq ou vingt ans, vous finirez tout bonnement par faire quelque chose d’autre que zazen avec votre vie (ou ce qu’il en restera), c’est tout.


Imaginez l’état du cerveau lorsqu’il se retrouve prisonnier dans un corps assis un peu mollement et un peu paresseusement sur un zafu, avec la tête tombant en avant, le menton légèrement sorti, le dos légèrement courbé, les mains vaguement tenues devant le bas de l’abdomen avec les pouces qui tombent…

Ou au contraire, avec les pouces pointés vers le ciel dans l’air comme King Kong, les épaules levées et tendues comme des portemanteaux, avec une respiration rapide et irrégulière et les yeux grands ouverts comme des soucoupes : que peut-il se passer dans un tel cerveau à ce moment-là ? On peut se poser la question. Quoi qu’il se passe alors, le cerveau ne sera pas satisfait de lui-même — pas satisfait comme lorsqu’il se trouve dans la condition normale du corps et de l’esprit.

Si vous observez vous-même au moyen de cette posture, comme je l’ai évoqué plus haut, tôt ou tard le cerveau ne fera que retourner à sa véritable demeure, à sa source fondamentale, à son essence, qui est le lieu où il y a simple mouvement et simple non-mouvement, muso, la non-posture de shikantaza (l’assise correcte en zazen). Et à ce moment-là, avec la colonne vertébrale correctement tendue, le menton correctement rentré, et avec la tension correcte au centre, dans le hara, que manque-t-il à l’enseignement que reçoit l’esprit (le corps-esprit) ? On peut aussi se poser la question.

Bénéfique à toute notre lignée Soto

Il est clair que l’importance que nous accordons à la posture nous est personnellement bénéfique pour mieux respirer et mieux fonctionner avec le cerveau ; mais elle est aussi bénéfique à toute notre lignée Soto. On vous rappelle sans cesse comment vous asseoir, comment respirer et comment penser-pas penser, et si ce n’était pas le cas, nous ne serions probablement pas là !

Parce que c’est cette “posture correcte”, ou autrement dit cette “pratique correcte”, qui aujourd’hui nous tient éveillés et en bonne santé et qui nous a fait traverser les dynasties d’avant les Tang en Chine, le Meiji au Japon, depuis les années 500 en Chine du Nord jusqu’aux années 2000 en Europe, et ceci sans qu’apparaisse le moindre signe de fatigue ou de déclin.

Et qui plus est, grâce à la transmission de la posture correcte du lointain passé jusqu’à nous, nous ne fonctionnons pas différemment aujourd’hui, et ceci est presque incroyable ! Grâce à la posture assise “correcte”, pour reprendre les termes de votre question, nous continuons à exister de la même façon que dans le passé.

Si vous ne tendez pas la colonne vertébrale, si vous ne pressez pas vers le bas sur le diaphragme, si vous ne laissez pas passer les pensées, comme on le décrit en détail pendant les kusens, et si chacun d’entre nous ne suivait pas correctement ces instructions tout en étant assis de la façon qui lui est propre, nous n’existerions pas aujourd’hui.

Nous serions morts depuis longtemps — à l’exemple de la lignée de Sozan qui, progressivement, s’est détachée de la posture correctement transmise, quand Sozan (mort en 901) et ses disciples ont commencé à attacher plus d’importance au “cerveau” qu’au corps humain lorsqu’il est assis en zazen. Et ainsi leur lignée, bien que très à la mode de leur vivant, a disparu en moins de quelques centaines d’années.


L’étroitesse de la pratique — une seule posture, une seule respiration, un seul esprit — non seulement maintient le zen aujourd’hui vivant, mais fait aussi sa grande profondeur. C’est comme forer pour chercher du pétrole : plus vous creusez profond, plus vous en trouvez. Ou comme piquer avec une aiguille d’acupuncture toujours le même point, le même ego, la même ignorance. Au bout de cela, au bout de l’aiguille, il y a tout, le monde entier.

Qu'en est-il pour les handicapés ?

Et vous demandez : qu’en est-il pour les handicapés ? Sur la Grande Voie il n’y a ni handicapés ni handicaps. Il y a seulement la condition normale du corps et de l’esprit. Ainsi il n’existe absolument aucune différence entre quelqu’un qui est assis le dos arrondi, les genoux en l’air, le menton levé, etc., et quelqu’un qui est assis droit comme un soldat de plomb. Pas de différences dans un dojo qui, à la fin, pratique seulement le grand éveil.

Un professeur universitaire et spécialiste de la méditation, le psychiatre Jacques Vigne, a observé, dans son étude sur les effets salutaires de la méditation, que la “qualité” de notre méditation reflétait la qualité de notre posture. Presque tous ceux qui pratiquent la méditation savent cela. La qualité de la méditation reflète évidemment la qualité de la posture. Mais cela ne signifie pas que la qualité de la posture reflète à son tour la qualité de la méditation. En fait ceci est impossible. Pourquoi ? Parce que l’esprit en méditation est non-esprit (mushin) et que le non-esprit ne peut refléter quoi que ce soit.

La posture n’est pas quelque chose que vous regardez de l’extérieur, encore moins quelque chose que vous étudiez dans un manuel pratique (même si parfois un tel livre peut en donner une description). C’est quelque chose que vous regardez de l’intérieur.

Existe-t-il finalement une posture correcte ?

Ainsi peut-on se demander en toute légitimité : existe-t-il finalement une posture correcte ? Une posture incorrecte ? Je pense que non. La seule posture correcte, tel que je la conçois, est la posture propre à chacun — chacun corrigé. Il ne s’agit pas de corriger la posture mais d’être corrigé par elle. Il n’y a là aucune contradiction.


Ce texte a été publié (en anglais) en « Zen News » en automne 2007. Il a été traduit et mis en ligne ici avec l’aimable permission de nos amis à IZAUK.